Ouvrages
Le dernier secret de la Maison Rouge
En ce jour du 10 novembre 1992, à Strasbourg, capitale de l'Europe, les travaux en vue de la future ligne du tram, place Kléber, avancent bien. Mais soudain, c'est l'incident : un bulldozer butte contre un mur de béton qui protégeait jusque-là un mystérieux abri antiaérien... en fait, une cave non répertoriée de l'ancien hôtel Maison Rouge. Où cet abri débouche-t-il ? Quels vieux fantômes abrite-t-il pour qu'aussitôt après sa découverte, une succession d'événements inquiétants viennent bouleverser la vie de ceux qui s'intéresssent d'un peu trop près à son secret ? Autant de questions auxquelles va essayer de répondre, au risque de sa vie, la journaliste Alexandra Bellavent.
Extrait:
En sortant du bureau de son rédacteur en chef, Alexandra se sentait d'humeur joyeuse. Elle avait bien eu raison de dire à Maurice qu'elle avait rédigé cette fois-ci l'un de ses meilleurs articles. Non seulement Pierre Mayer l'avait félicitée, mais ils avaient réussi à découvrir, d'après les indices donnés par Hermann Jung, que le personnage sur lequel était en train de travailler l'écrivain, devait être ce moine défroqué, philosophe extraordinaire, brûlé sur le Campo dei Fiori à Rome en 1600, à savoir l'un des plus célèbres et des plus hermétiques mages de la Renaissance : Giordano Bruno. C'était faire comme on dit, d'une pierre deux coups ! D'autant plus que, - vu la personnalité de l'écrivain -, il y avait fort à parier pour que ça fasse un beau remue-ménage au sein de l'église catholique. Le pape ne venait-il pas en effet de réhabiliter Galilée, qualifiant de " précipitée et malheureuse " la décision des juges de l'époque... Or Galilée, vieux, malade, et à demi aveugle, s'était rétracté quand il avait été convoqué par l'Inquisition, chose que n'avait pas faite Giordano Bruno. Lui aussi avait eu raison. Mais il avait fini sur le bûcher et personne à ce jour n'avait songé à demander sa réhabilitation... "Drôle de hasard, se dit la journaliste en se plongeant dans la nuit humide. Moi qui suis tellement passionnée par l'archéologie... Voilà que le destin me donne une fois de plus l'occasion de fouiller l'Histoire... Giordano Bruno et puis cette cave datant de la dernière guerre mondiale où j'ai pu récupérer cette vieille malle... ". A cette évocation, Alexandra ressentit un brin d'émotion. Cette malle lui en rappelait une autre, datant de son enfance celle-ci... Certainement oubliée dans le grenier d'une maison de campagne. Il y avait si longtemps... Cela remontait à bien des années, mais les souvenirs parfaitement nets, ressurgissaient avec une vivacité particulière dans son esprit. Elle revoyait avec précision la 2CV, - qui filait bon train sur la route bordée de grands arbres -, les emmener elle, son frère et ses amies chez la grand-mère de ses dernières. Elle avait maintes fois songé plus tard, que cette grand-mère-là, correspondait exactement à celle que l'on décrivait dans certains livres d'enfants. Il y avait la grande maison, qu'elle illuminait de son sourire et de sa bonne humeur, la mare, où ils attrapaient des grenouilles, l'ancienne cuisinière transformée en four à poterie, et les goûters pantagruéliques composés de tartines de pain beurrées et sucrées cuites au four, dont tous se régalaient avant de monter au grenier vider la malle. Que ne contenait-elle pas comme vêtements divers et fantastiques que l'on pouvait transformer en d'extraordinaires déguisements... La jeune femme se souvint qu'elle ne s'était jamais lassée d'ouvrir la malle. Chaque nouvelle intrusion dans le grenier représentait une histoire intense, une de ces excursions dans le temps tout à fait incroyable, dont seuls les enfants sont capables. Etait-ce cela, ces sentiments démesurés expérimentés pendant l'enfance, qui l'avaient amenée sur les terrains archéologiques ? Peut-être... Qui peut vraiment expliquer le pourquoi des choses ? Ce qu'elle pouvait personnellement affirmer, c'est que la même émotion s'emparait d'elle quand elle pénétrait sur un lieu de fouilles, que lorsque petite fille, elle entrait dans le grenier. A chaque fois, elle faisait revivre l'enfant en elle, gardant avec cette partie de son psychisme une sorte de lien secret et attentif. Et voilà qu'aujourd'hui, une malle ancienne entrait par effraction dans sa vie, comme pour lui signifier une fois de plus que les choses du passé, ne sont pas comme on le croit trop souvent, hors de portée du futur. " Les malles dans l'ombre sont comme les silhouettes dans le brouillard...", se dit Alexandra, qui avait aperçu en tournant au coin de la rue du Dôme, la stature mouvante de Maurice qui émergeait de l'atmosphère opaque. Elles ne demandent qu'à être reconnues, continua-t-elle de penser en se mettant à courir tout en appelant son ami . Il arriva à sa rencontre en souriant. __ Je vois que les grands esprits se sont donnés rendez-vous, dit-il en passant son bras autour des épaules de la jeune femme et en l'embrassant tendrement. Vous accepterez bien un drink, Mademoiselle ? __ Volontiers, répondit Alexandra. D'autant plus que l'humidité m'a glacé les os... Tu n'a pas oublié la malle...? interrogea-t-elle abruptement. __ Non... Et tu as toute la soirée pour prendre connaissance de son admirable contenu, souligna Maurice avec un rien d'ironie dans la voix. D'ailleurs, tiens, regarde! ajouta-t-il en ouvrant la porte de son appartement. "Ton trésor " est dans l'entrée. Je l'ai apportée ici avant d'aller prendre un verre chez Michel. __ Ah ! Comment va-t-il ? s'enquit la jeune femme, en envoyant valser son blouson sur l'un des fauteuils du salon. __Pas très bien... Du moins j'en ai eu l'impression. Tu sais que ses affaires ces derniers temps n'étaient pas très claires, et ce soir en ma présence, il a reçu un coup de fil qui l'a inquiété. Une histoire de tableau, dans laquelle il se serait fait rouler... Cinq cent milles francs de perdu ... Tu imagines un peu... continua Maurice en sortant deux verres et une bouteille de Coca-Cola d'un vieux coffre polychrome. Question pratique : veux-tu manger ? lança-t-il à son amie en passant du coq à l'âne. __Si tu as de quoi faire des sandwiches, ça fera l'affaire, rétorqua Alexandra en se dirigeant vers la cuisine. On n'a qu'à les préparer ensemble, comme ça tu peux finir de me raconter ta soirée avec Michel. Ensuite, je ferai l'inventaire de " ma malle "... Le meilleur pour la fin, souligna-t-elle en ouvrant le réfrigérateur . __ En fait, Maurice hésita un petit instant, il faut que je te le dise, Alexandra, mais surtout ne le prend pas mal... Après ton départ, je me suis aperçu qu'il restait encore au fond de la malle un carton noir, tu sais un de ces cartons dans lesquels on peut rouler un document...et ... La jeune femme lui jeta un regard en coin tout en continuant à préparer les sandwiches. __ Et en l'ouvrant j'y ai trouvé des plans , ainsi qu'un dessin bizarre... Alors... __ Comment ça ? Tu as trouvé des choses intéressantes dans " ce vieux truc pourri " ? Alexandra, tout en formulant son interrogation, avait interrompu sa préparation culinaire et fixait à son tour Maurice avec ironie. __ Disons que j'ai découvert, un morceau de toile peinturlurée de taches de couleur, que j'ai emporté chez Michel. __ Et qu'en a pensé notre ami ? __Il ne sait pas trop... Il a dit qu'éventuellement, il se peut que ça soit une toile de valeur sur laquelle on aurait peint un semblant de dessin, et... __ Une toile de valeur !! Alexandra les yeux écarquillés, regardait Maurice en secouant la tête. Et tu m'annonces ça comme ça ! Mais où est-elle ?... __ Eh bien... C'est à dire que je l'ai laissée chez Michel, car en fait , il n'en est quand même pas sûr... Il va la montrer dès demain à un restaurateur de tableaux et il nous tiendra au courant. __ Mais alors, ça change tout ! Il se peut qu'il y ait quelque chose d'intéressant à découvrir parmi tous ces vieux papiers... lança la jeune femme en se dirigeant vers la petite table de rotin du salon, un plateau dans les mains. Maurice ne put s'empêcher de froncer les sourcils en voyant à quel point les papiers découverts représentaient pour son amie un vertigineux espoir. Déjà, elle revenait vers lui la malle dans les bras. __ Tu sais, Alexandra, je ne voudrais pas te paraître rabat-joie, mais je te rappelle qu'on doit normalement démolir cet abri demain et que si jamais nous avons trouvé quelque chose de sérieux, nous allons peut-être au devant d'ennuis... Tout ça n'est pas très légal. Il faudra sans doute signaler notre découverte aux autorités compétentes... __ Comment ça, " notre découverte " ? J'ai trouvé cette malle, Monsieur Deneuve. Ne confondez pas les pronoms, s'il vous plaît ! Et puis, de toute façon, on ne va pas faire une déclaration ce soir ! ajouta-t-elle en se radoucissant. Laisse-moi jusqu'à demain midi . __ O.K ! C'est bon ... ! soupira Maurice qui ne voulait pas voir la discussion dégénérer, tandis qu'Alexandra qui s'était agenouillée à côté de la malle, entreprenait d'en extirper le contenu. Elle fit une pile de tout ce qu'elle trouvait et quand il aperçut la petite ride qui barrait son front, Maurice jugea plus opportun, tout en mangeant son sandwich, de se plonger dans la lecture de sa revue préférée : l'Actualité Cinématographique Contemporaine. La jeune femme, quant à elle, commença un examen minutieux des pièces qu'elle venait de sortir. Ayant retiré les plans de leur étui noir, elle se mit à les étudier, mais malgré l'inscription de bas de page où il était signifié " Rüstungsbetrieb JUNKERS. Strassburg-Meinau. ", qui confirmait bien qu'il s'agissait de plans d'industrie de guerre, ils semblaient tout à fait banaux. __Tu as vu les vieux plans, Maurice ? interrogea Alexandra, tout en goûtant du bout des lèvres , ce qu'elle avait préparé. __ Hum ?... Oui, vaguement... Ce sont des plans d'aéronautique. __ JUNKERS... C'était bien le nouveau nom donné aux usines MATHIS après que les Allemands les eurent réquisitionnées, n'est-ce pas ? __ Oui, répliqua laconiquement son ami en se replongeant dans sa lecture. J'ai trouvé la toile avec les plans, précisa-t-il encore. __Mmm ... C'est une information intéressante ... Quel rapport peut-il bien y avoir entre ces deux choses ?... Alexandra avait prononcé cette dernière phrase à mi-voix, plus pour se parler à elle-même que pour continuer à converser avec Maurice. Mais ce dernier ne résista pas à l'envie de répondre. __ Aucun ! Si ce n'est que les deux choses se roulent, et que de ce fait, on peut parfaitement les ranger ensemble.... La journaliste lui lança un regard noir, ce qui signifiait qu'elle n'était plus d'humeur à supporter sa logique. Reposant les plans, elle s'empara du plumier, l'ouvrit, et soupira . " De ça non plus je ne tirerai rien " pensa-t-elle, en le rejetant sur le côté, tandis que son attention était attirée par l' enveloppe grise, qui avait échappé à sa première investigation. Elle s'en saisit , l'ouvrit, et découvrit les menus. Intriguée, elle se mit à les parcourir. Hotel Rotes Haus 11 August 1944 Feine Salate der Saison in Drillrahmdressing mit wacholdergeraüchertem Forellenfilet. ( Salade de saison à la crème et à l'aneth Filet de truite fumé au bois de genièvre ) Ganze deutsche Frühmast-Ente frisch gebraten. ( Canard allemand entier rôti minute) Käse-Auswahl (Plateau de fromages ) Schokolade-Creme ( Crème au chocolat ) Wein : Riesling 1938 Médoc 1941 Châteaunneuf-du-Pape 1937 Bohnenkaffee Französiche Liquor " Eh bien, ils ne se sont pas embêtés ce jour-là... Enfin, vu le type d'hôtel... Mais pourquoi ces menus ont-ils été si précieusement conservés dans cette enveloppe ? songea Alexandra ". Instinctivement elle se mit à sortir tous les menus . Elle les compta - il y en avait onze - et les examina les uns après les autres. Tous portaient la même date : 11 août 1944. La journaliste chercha dans sa mémoire... L'attentat manqué contre Hitler avait eu lieu le 20 juillet 1944, le débarquement le 6 juin 1944 et la libération de la première ville française, libérée par des Français, Alençon , le 12 Août 1944, lendemain de la date indiquée sur les menus. Qu'avait-il pu se passer en cette journée du 11 Août 1944 à l'hôtel de la Maison Rouge, pour qu'une malle à compartiment étanche, dans laquelle se trouvaient des plans et des menus fut égarée où cachée? Mais bien sûr ! Pourquoi n'y avait-elle pas songé d'emblée. Le 11 août 1944, Strasbourg avait été bombardée et plus précisément le centre de Strasbourg. Ce pouvait être une explication. Dans la débandade, tout est possible, et tout un chacun peut y perdre ses affaires. Mais tout un chacun, à cette époque-là, ne fréquentait pas L'Hôtel de la Maison Rouge. Seuls les nouveaux et éphémères maîtres de la ville en avaient fait leur quartier général. Son grand-père ne lui avait-il pas cent fois raconté que les trois quarts des condamnés de Nuremberg y avaient dormi au moins une fois... Maintenant, Alexandra en était de plus en plus certaine, il y avait de fortes chances pour que cette malle eut appartenu à un personnage important. __ Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Sur le dos d 'un des menus, elle venait d'apercevoir des bribes de formules physiques. La question qu'elle avait prononcée à haute voix tira Maurice de sa lecture et la tête perplexe de son amie éveilla sa curiosité. Comme il venait de reposer son journal à côté de lui, Alexandra lui tendit le menu. __ Vu tes connaissances techniques, tu pourras peut-être éclairer ma lanterne quant à ces mystérieuses formules... Le jeune homme prit le papier et s'attarda sur certains chiffres et symboles. __ Apparemment, ce sont les symboles de certains métaux. Ti c'est le titane, Fe le fer, Al l'aluminium, Li le lithium, Mn le manganèse. Et je pense que les chiffres dispersés sont les températures de fusion. Par exemple 1933 pourrait-être celle du titane. Quant aux autres formules, là je ne suis plus... A mon avis, ce sont des formules d'aéronautique... D'ailleurs, tout se tient par rapport aux plans puisqu'ils portent le nom de JUNKERS et que durant la guerre ces usines ont fabriqué des moteurs d'avion. __Oui. Cela confirme ce que je pensais... __ Et est-ce que je peux être tenu au courant du fil de tes pensées ? questionna Maurice qui savait Alexandra tout à fait capable d'échafauder les théories les plus extraordinaires, quand elle se trouvait en face d'une énigme à résoudre. __ Je pense que j'ai trouvé la malle d'un industriel ! répliqua la jeune femme avec une certaine fierté. __ Hum, oui, ce n'est pas impossible... __ Comment ça, pas impossible ? Mais c'est même plus que probable. Tous les éléments convergent vers cette hypothèse : les plans, les formules de physique, les factures et le lieu de la découverte. A mon avis, le propriétaire de cette malle ne faisait pas partie des plus pauvres. Cependant, il y a une chose que je ne m'explique pas... C'est ce que font ces onze menus dans cette malle étanche... Qu'un industriel prenne certaines précautions pour transporter ses projets, c'est tout à fait normal, mais qu'il y mêle de simples menus, même provenant d'un hôtel de luxe, ça me parait beaucoup plus étrange... On dirait qu'on a voulu protéger ces menus au même titre que les documents. Et d'ailleurs, pourquoi n'y a-t-on pas inscrit des noms entiers... ? Tu as remarqué ? Ils portent seulement des initiales... __ Oui, soupira Maurice. Mais il s'agissait peut-être d'un collectionneur... Et puis en temps de guerre, tu sais, il se passe de drôles de choses dans la tête des gens... Au fait, maintenant j'y repense. J'en ai également laissé un chez Michel, car je voulais savoir si effectivement ça pouvait avoir de la valeur pour un amateur d'anciens menus. __Donc il m'en manque un ... Ce qui nous en fait douze en tout, reprit Alexandra qui tenait à son idée première. Tu ne te souviens pas par hasard, des initiales qui figuraient dessus ? __ Non. Je n' ai vraiment pas fait attention. __ Bon, tant pis, déclara la jeune femme pensive. De toute façon, cela ne change rien pour le moment. Alexandra reprit les télégrammes, les examina et souligna piteusement : __ Vraiment rien à en tirer. Ils ne nous donnent aucun renseignement sur le thème du jour. Donc la question à poser est la suivante: qui peut bien contacter un industriel en temps de guerre ? __ D'autres industriels, c'est le plus probable. Tout ça ne nous fait guère avancer... __Mmm, c'est vrai, reconnut Alexandra en baillant, mais il n'y a pas de fumée sans feu. Je te l'ai dit, ces menus si bien rangés dans cette enveloppe, je trouve ça tout à fait anormal. D'autant plus qu'en y réfléchissant, qu'est-ce qu'un groupe d'industriels pouvaient bien faire à Strasbourg ce jour-là ? Le lieu même de leur choix, Strasbourg, ne doit pas être anodin. Pour les Alliés, Strasbourg était une ville française occupée par l'ennemi, donc normalement à épargner et à délivrer mais pour les Allemands Strasbourg était un de leur plus beau fief. N'oublie pas que les occupants avaient leur main mise sur toute la ville, et que d'autre part, les villes allemandes bombardées à cette époque, étaient devenues des enfers... Alors, pour une réunion de dernière minute, qui devait être faite en encourant de moindres risques, Strasbourg était bel et bien l'endroit idéal... __ Sauf que... __ Je sais ce que tu vas dire ! Sauf que justement ce jour là eut lieu l'un des plus terribles bombardements dirigé contre la ville... __ Comme quoi, rien dans la vie ne va jamais tout à fait comme on pense... En disant cette phrase, Maurice qui s'était laissé glisser du divan, avait attiré Alexandra contre lui. Elle se blottit dans ses bras en fermant les yeux pour mieux se laisser bercer par sa tendresse, mais comme les gestes de son ami devenaient plus pressants, elle se déroba doucement à son étreinte. Le jeune homme dénoua sa queue de cheval et lui passa la main dans les cheveux. __ Alexandra, dit-il tendrement, tu ne veux pas rester ? __ Non ! Pas ce soir. Je dois me lever tôt demain matin et ... __ O.K ! O.K ! l'interrompit Maurice. Je n'insisterai pas, ajouta-t-il en desserrant son étreinte... Mais on se voit demain ? __ Naturellement ! rétorqua-t-elle en se levant comme si la question avait été tout à fait incongrue. Bon, ajouta-t-elle, en rangeant la pile de papiers dans la malle, j'emporte tout ça chez moi . J'y jetterai encore un coup d'oeil demain matin. Maurice connaissait assez Alexandra pour savoir qu'elle était capable de passer la nuit à essayer de trouver un détail qui pourrait lui donner matière à article mais il préféra ne rien répondre, car il savait tout commentaire parfaitement inutile, quand son amie était dans un tel état d'esprit. Il la raccompagna jusqu'à l'entrée et l'embrassa encore une fois tendrement . Dès qu'elle fut sortie de l'appartement, Maurice revint au salon et se dirigea vers l'une des fenêtres, tout en allumant une cigarette. Quelques secondes plus tard, il aperçut en bas de la rue Alexandra qui lui faisait un signe de la main, et il y répondit avant que la mince silhouette ne disparût dans le brouillard. Pourquoi tenait-il tant à Alexandra ? Elle ne lui faisait jamais la cuisine, restait dormir avec lui seulement quand elle en avait envie et ne voulait pas se marier. Il se souvint qu'un jour, suite à l'une de leurs querelles, il lui avait demandé pourquoi elle ne voulait pas s'engager. La jeune femme avait alors levé vers lui son pétillant regard noisette et s'était contentée de répondre d'une manière énigmatique : " Le sage a dit :il faut d'abord appartenir à soi-même avant de vouloir appartenir à quelqu'un d'autre... " . VENDREDI 13 NOVEMBRE En sortant de sa douche, Maurice alluma son poste de radio pour écouter brièvement les nouvelles, et surtout la météo. Il apprit ainsi, " qu'un soudain radoucissement faisait disparaître la menace de neige qui avait été annoncée la veille " , ce qui le mit d'excellente humeur, car il avait craint un moment devoir mettre son équipe en congé d' intempéries. Tout en se rasant, il repensait aux événements survenus la veille. Il avait été appelé dès neuf heures du matin sur le chantier place de la Gare, car le tunnelier " Christiane " qui devait creuser une galerie longue de plus d'un kilomètre donnait des signes d'épuisement. Une fois sur place, il avait décidé de faire appel aux experts de l'entreprise Frayer. Ceux-ci étaient arrivés une heure plus tard et avaient finalement réussi à résoudre le problème. Cependant, il avait été établi qu'on surveillerait l'engin de près. Cette partie du chantier était en effet l'une des opérations les plus délicates et on comptait bien que le tunnel qui devait relier Cronenbourg à la gare serait terminé pour fin mai. Maurice, comme de nombreux Strasbourgeois, attendait avec impatience de voir la fin des premiers travaux, et il savait que ce serait certainement les riverains du tronçon ouest qui auraient le privilège d'observer les rames en phase d'essai. Vers onze heures trente, il avait jeté un coup d'oeil place Kléber. Jérôme Maurer tenait absolument à ce que le Luftschutzkeller soit complètement déblayé en fin de journée. Mais le conducteur de travaux avait appris que par malchance aucun brise-roches n'était disponible. Il avait fallu continuer d'agrandir l'ouverture au marteau-piqueur et le travail avançait lentement. Le béton qui avait été coulé à cet endroit était particulièrement dur. Maurice était revenu à deux reprises dans l'après-midi se rendre compte de la progression de la percée, mais comme il l'avait pressenti, toute la journée leur avait été nécessaire pour obtenir un passage suffisant en vue du déblaiement. Ce retard avait énormément contrarié Jérôme Maurer qui s'était contenté de serrer le poing dans sa poche. Alexandra qui avait réussi à le joindre à midi avait sauté sur l'occasion pour garder la malle plus longtemps que prévu. " Aujourd'hui, songea Maurice, je mettrai Roland et Marcel sur cette histoire- là. A la fin de la journée, tout sera réglé et j'aurai bien gagné ma soirée cinéma avec Alexandra ". En évoquant son amie, le jeune homme ne put s'empêcher de devenir rêveur. Elle lui avait encore fait faux bond la veille au soir, et il était bien décidé à ne pas se laisser faire aujourd'hui. D'ailleurs, ils devaient déjeuner ensemble à midi et elle lui rendrait la malle et les documents. D'autre part, Michel qui lui avait téléphoné la veille, lui avait dit que la toile était entre les mains d'un l'expert. Mais il lui avait affirmé qu'il pourrait la récupérer, ce vendredi, en fin de matinée, au magasin. En franchissant la porte de l'immeuble, Maurice constata que le brouillard avait complètement disparu. Seule la nuit enveloppait encore Strasbourg et tout en marchant d'un pas rapide dans les rues désertes, il laissa errer son regard sur les vitrines illuminées. Qu'allait-il offrir à Alexandra pour Noël ? C'était toujours un casse-tête. Les bijoux ne l'intéressaient pas et il avait épuisé la liste des cadeaux classiques. "Peut-être qu'un stylo... Oui, un beau stylo qui pourrait être le premier d'une collection, c'était vraiment une bonne idée. " La continuité dans l'originalité... Quand il arriva à hauteur du pont Saint-Nicolas, il aperçut Bernard Ross, le chef de chantier qui s'occupait des travaux, rue de la Première Armée. Entouré de deux ouvriers, il mettait en place des barrières de protection. __ Tout va bien, Bernard ? __ Pas de problème, Monsieur Deneuve. Ce matin on va commencer le blindage des fouilles de ce côté-ci, mais je vais encore aller jeter un coup d'oeil au niveau de la rue des Bouchers. Avec toute cette déviation du réseau d'eau, il vaut mieux ouvrir l'oeil ! __ Oui, vous avez raison. Je vais vous accompagner. Tandis qu'ils cheminaient côte à côte, les deux hommes échangèrent quelques mots, sur la marche à suivre la semaine suivante. En arrivant à la bifurcation entre la rue des Bouchers et la rue de la Première Armée, ils constatèrent que comme prévu, une partie des ouvriers déchargeaient les nouveaux tuyaux, tandis que d'autres, dans la fouille, finissaient de dégager les anciennes conduites. __ Bon, eh bien... Le bruit d'un marteau-piqueur interrompit Maurice et il fit signe au chef de chantier qu'il retournait place Kléber. Bernard Ross acquiesça de la tête. Cependant, en revenant sur ses pas, il remarqua qu' un attroupement s'était formé au coin de la rue de l'Hôpital. Intrigué, il se dirigea vers le groupe qui se trouvait en grande discussion , mais déjà l'un des ouvriers qui l'avait aperçu, s'approchait. __ C'est un flexible du circuit hydraulique qui a cassé, M'sieur Deneuve ! On n'a même pas eu le temps de mettre en place la deuxième palplanche !... Maurice Deneuve soupira. C'était un des plus fréquents accidents qui leur arrivait ces derniers temps. Il se retourna et regardant autour de lui, avisa Jean qui arrivait avec sa camionnette. Il le héla et le conducteur stoppa net devant lui. __ Changement de programme, Jean, dit-il en prenant place à ses côtés. Emmène-moi à l'atelier . Ils ont besoin d'un nouveau flexible. Je vais en profiter pour faire un contrôle du stock et éventuellement passer une commande lundi. Durant le trajet, Jean questionna Maurice sur l'incident de la veille, les fameuses trépidations de " Christiane", dont il avait entendu parler. Des bruits couraient déjà quant à un éventuel retard des travaux. Mais Maurice se dépêcha de le rassurer. __ Les rumeurs, c'est comme les bombes. Il faut les désamorcer au plus vite dit-il, tandis qu'ils pénétraient dans la grande cour de l'entreprise. Tiens, gare-toi là, ajouta-t-il en désignant un emplacement libre près du dépôt. Attends-moi. Je n'en ai pas pour longtemps. Il venait à peine de franchir la porte de l'entrepôt qu'il s'entendit appeler. __ M'sieur Deneuve ! M'sieur Deneuve ! En se retournant, il aperçut Gérald qui se hâtait dans sa direction. " Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? " se dit le conducteur de travaux, qui savait qu'à l'heure qu'il était, Gérald aurait normalement dû se trouver place Kléber. __ Ecoutez, M'sieur Deneuve, je ne sais pas ce qui se passe, mais le patron est comme fou, et le chantier est arrêté !... __ Le chantier arrêté !... Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? __ Je n'en sais rien ! Et on vous cherche partout ! __ Qui ça on ? __ M'sieur Maurer, pardi ! Je vous l'ai dit, il n'est pas dans son état normal... Il vous attend dans son bureau. __ Bon, j'y vais. Maurice Deneuve ressortit d'un pas pressé et fit signe à Louis qu'il devait continuer de l'attendre. Il traversa rapidement la grande cour qui séparait l'entrepôt des bureaux de l'entreprise, et gravit promptement les escaliers. En entrant , il croisa la secrétaire qui lui fit comprendre d'un geste silencieux que la situation était tendue. Il se dirigea vers le bureau de Jérôme Maurer, et aperçut de loin par la porte entrouverte, la silhouette du directeur de l'entreprise qui se découpait à contre-jour. En entendant des pas dans le couloir, ce dernier venait de se retourner, et au regard qu'il lui lança, Maurice comprit qu'il se passait quelque chose. __Eh bien, je tiens à vous féliciter Deneuve ! Vraiment toutes mes félicitations ! Jérôme Maurer avait parlé sur un ton sarcastique qui ne laissait subsister aucun doute sur les félicitations en question. C'est un coup de maître, BRAVO ! Maurice, qui était entré et avait refermé la porte le toisa du regard sans comprendre. __ MAIS BON SANG , QU'EST CE QU'IL LUI A PRIS A VOTRE COPINE ?... hurla le directeur de l'entreprise visiblement hors de lui. Car je suis sûre que c'est elle ! Même non signé, ça sent l' Alexandra Bellavent à plein nez. Jérôme Maurer qui s'était approché brandissait maintenant le quotidien local sous le nez du conducteur de travaux. Lisez ! Mais lisez donc ce qu'il y a écrit ici, en haut de la page ! Maurice prit le journal qu'il lui tendait et incrédule, lut les quelques lignes qui figuraient dans la rubrique express. " Nous avons appris hier de source sûre que l'entreprise Maurer chargée des travaux d'aménagement de la future ligne du tram, place Kléber, est tombée par hasard durant la phase d'excavation, sur un ancien bunker datant de la guerre. Il semblerait qu'il s'agisse d'une ancienne cave de la Maison Rouge. On peut bien sûr se poser la question de savoir pourquoi cet abri antiaérien - dont on semble ? - avoir ignoré la présence jusqu'à maintenant -, n'a pas été récupéré avec les autres caves quand les nouveaux locaux de la Maison Rouge ont vu le jour... Détiendrait-il par hasard la réponse au mystère de la démolition houleuse de l'ancien hôtel de luxe ? " " Non, ce n'est pas vrai, pensa Maurice, dites-moi que je fais un mauvais rêve ? " __ ALORS... ? Jérôme Maurer toujours aussi vindicatif fulminait. Beau travail, n'est-ce pas ! Vous êtes fier de vous j'espère ! Parce que maintenant, avec un truc pareil dans les journaux, bonjour les dégâts ! Comme le conducteur de travaux restait silencieux, le directeur se calma un peu. __ C'est vous qui l'avez emmenée ou c'est elle qui a fouiné ? reprit-il en regardant Maurice d'un air soupçonneux. __ Vous savez tout comme moi, Monsieur Maurer, qu'Alexandra est adulte et que... __ Mais oui, c'est ça, elle est adulte ! Vous n'avez rien de mieux à me répondre ? Ah, - il fit un geste de dédain de la main - de toute façon, vous ne me direz pas la vérité, parce que vous en êtes complètement toqué de votre donzelle. Mais les emmerdements, c'est quand même moi qui les ai ! Grâce à ce génial article, tous les travaux sont arrêtés place Kléber ! Et savez-vous qui s'y trouve à notre place ? " Les archéologues..., " pensa le conducteur de travaux en restant silencieux. __ Eh bien, Deneuve, vous avez perdu votre langue où c'est votre petite amie qui vous l'a mangée ?... Maurice qui sentait l'énervement le gagner, fit un énorme effort pour rester calme. __ Elle est plus raffinée que cela, si vous permettez, Monsieur Maurer ... __ Ah oui ? Alors vous expliquerez ça aux R.G. ! Car, c'est eux qui ont débarqué ici ce matin à la première heure . Ils ont convoqué les ouvriers présents l'un après l'autre et j'y ai eu droit aussi bien entendu ! Quant à vous, vous devez vous présenter dans la journée ! En attendant, ce sont eux qui débarrassent le " bunker" comme on l'a écrit et... Le directeur de l'entreprise fut interrompu par la sonnerie du téléphone. __... Oui, c'est moi ! Non, on n'a pas trouvé de vestiges... Pas de pont médiéval, pas de voie romaine... Mais bien sûr, que vous pouvez y aller ! C'EST GRATUIT, PROFITEZ-EN. D'un geste rageur, Jérôme Maurer reposa le combiné téléphonique. __ Eh bien voilà ! Les archéologues vont fouiller, les R.G. vont débarrasser, et nous pendant ce temps-là, on va attendre bien gentiment que tout ce beau monde ait fait joujou, en se tournant les pouces !... BON DIEU, Deneuve, reprit-il en tapant du poing sur la table, vous avez de la chance d'avoir quinze ans de bouteille dans la boîte, parce que sinon ça ne ce serait pas passé comme ça, croyez-moi ! Et prévenez votre amie que si je la surprends une fois, une seule fois, en train de rôder sur le chantier, j'irai personnellement m'entretenir avec son rédacteur en chef pour lui signifier ma façon de penser à propos de ce genre d'article. Maurice, qui durant l'accès de colère de son patron avait réussi à garder son calme, sortit son paquet de cigarettes de son blouson et en prenant son temps, en alluma une. Regardant le directeur de l'entreprise, il dit : __ Je vais faire passer le message, Monsieur Maurer, mais ne comptez pas sur moi pour jouer les garde-chiourmes. __ Oui ! BON ! Ca va ! Retournez sur le chantier et faites moi prévenir dès qu'on pourra reprendre le boulot. En quittant les locaux de l'entreprise, Maurice, même s'il n'en montrait rien, commençait à se sentir vaguement inquiet. Ce n'était pas tant l'article du journal qui le préoccupait mais plutôt l'intervention des R.G. Pourquoi avaient-ils débarqué aussitôt la nouvelle connue ? Voulaient-ils vérifier qu'il n'y avait pas d'armes cachées quelque part... Ou bien cherchaient-ils à savoir ce qui se trouvait derrière les éboulis ?... A moins que... Etaient-ils au courant de la malle égarée ?... " Il faut absolument que je joigne Alexandra ", se dit le jeune homme en sautant sur le siège de la camionnette. __ Emmène-moi aux Premières Nouvelles, lança-t-il à Louis surpris qui s'exécuta aussitôt . Mais tandis qu'ils roulaient vers la ville, une foule de questions traversaient l'esprit de Maurice . La soirée du 11 novembre lui revenait en mémoire et il se rappelait les interrogations d'Alexandra : " Ces menus si bien rangés dans cette enveloppe comme si on avait voulu éviter à tout prix de laisser une trace de ce repas, je trouve ça tout à fait anormal... " __ Arrête-toi sur cette petite place là-bas , ordonna-t-il soudain à l'ouvrier et attends-moi. Maurice sauta du marchepied avant même que le véhicule ne soit complètement arrêté et se dirigea vers la cabine téléphonique qui se trouvait à quelques mètres de là. Il dut attendre un moment que la standardiste décroche. __ Non, Monsieur, Mademoiselle Bellavent n'est pas encore arrivée à son bureau. Sa secrétaire, non plus... Ca, je ne sais pas Monsieur. Mademoiselle Bellavent est une personne très indépendante, qui fait ce qu'elle veut ... " Tu parles, comme si je n'étais pas au courant ! " pensa Maurice en raccrochant et en essayant le numéro privé d'Alexandra. Il laissa sonner une douzaine de fois mais personne ne répondit. Quand il revint vers la camionnette, il avait l'air soucieux. __ Un problème, M'sieur Deneuve ? questionna Jean qui décidément trouvait le comportement de Maurice bien étrange ce matin. __ Non, rien, quelques ennuis au sujet du chantier place Kléber, répondit-il. Ecoute, j'ai une course importante à faire. Emmène-moi à la Robertsau. Tu connais le magasin d'antiquités " Au petit Bonheur " ? L'ouvrier acquiesça de la tête. __ Alors, c'est bon, roule, lui enjoignit Maurice . Mais tandis qu'ils se dirigeaient dans la direction indiquée par le conducteur de travaux, ce dernier ne se posait qu'une seule question: " Mais où est donc Alexandra ... ? " D'habitude ponctuelle, il savait qu'elle passait à son bureau à huit heures... Elle aurait dû être là... "J'essaierai de nouveau tout à l'heure, se dit Maurice, elle était peut-être sur le trajet ... " Les grilles qui protégeaient les vitrines du magasin d'antiquités étaient levées et Maurice savait ce que cela signifiait : Sonia Peltier, la secrétaire de Michel, devait déjà être en train d'épousseter les meubles vernis... Car l'antiquaire était d'une maniaquerie maladive en ce qui concernait la tenue de ses boutiques, exigeant que tous les jours la poussière fut nettoyée. Un petit carillon mélodieux se fit entendre quand il franchit la porte d'entrée, et une bonne odeur de bois ciré l'accueillit. Il perçut la silhouette menue de Sonia qui sortant d'un recoin d'ombre, un petit chiffon à la main, s'avançait dans sa direction. __ Ah, c'est vous, Maurice... Un sourire ravi illumina soudain le fin visage auréolé de boucles brunes de la jeune femme. Il remarqua qu'elle portait une très jolie robe en lainage rouge qui s'accordait parfaitement à la couleur de ses cheveux et mettait en valeur son corps aux courbes parfaites. Il se souvint que lorsque son ami les avait présentés l'un à l'autre, il n'avait pu s'empêcher de soupçonner Michel d'avoir engagée Sonia pour des raisons qui dépassaient le simple cadre professionnel. Mais la suite des événements lui avait donné tort, l'antiquaire lui ayant avoué que Sonia, qui était mariée était également d'une fidélité exemplaire, à sa grande déception... Cependant, Maurice avait constaté qu'à son égard, la jeune femme avaient des attentions charmantes, et cela s'était encore accentué ces derniers temps. Aussi avait-il jugé plus prudent d'espacer ses visites au magasin afin d'éviter les situations délicates. Faisant semblant de ne pas remarquer l'expression tendre qui passait dans le regard de la secrétaire, Maurice répondit courtoisement. __ Bonjour Sonia. Est-ce que Michel est déjà passé ce matin ? A cette question, Sonia se rembrunit d'un seul coup. __ Ne m'en parlez pas ! Il m'a téléphoné hier soir pour me demander de venir plus tôt aujourd'hui. Il désirait mon aide pour emballer les objets délicats en vue de son exposition. Bien sûr, j'ai accepté. Mais il s'est bien abstenu de me dire que le bovin serait également de la partie... __ Le bovin ?.. __ Mais oui ! On peut dire qu'il n'y a pas de quoi être fier ! Accepter de se faire aider par cette espèce de skinhead malpoli au regard vide, dont la principale activité intellectuelle consiste à mâchouiller du chewing-gum... quand il n'urine pas au pied des murs... Cette dernière phrase, prononcé avec dégoût par la secrétaire frappa Maurice. Comment un homme aussi raffiné que Michel pouvait-il accepter cela...? __ Hum ! Oui... J'ai eu l'occasion d' apercevoir le... la " bête " dont vous parlez. Nous avons un peu discuté ensemble... __ Comment ? Vous avez pu adresser la parole à ce sale type ? Sonia le regardait maintenant avec un profond air de désapprobation. __ Oh, tout est relatif. Disons que comme je n'étais pas d'accord avec ses propositions, j'ai dû faire preuve d'un peu d'autorité et... __ Aahh ! La secrétaire recouvra en un instant son sourire épanoui. Heureusement qu'il y a encore des hommes comme vous... Profitant de l'admiration qu'il lisait dans le regard de la jeune femme, Maurice décida de la pousser aux confidences. __ Dites-moi, Sonia, il y a longtemps, que ce - comment s'appelle-t-il déjà-?... __ Robby ! intervint la secrétaire. __Oui, c'est cela... que ce Robby travaille pour Michel ? __Un peu plus de six mois, soupira la jeune femme. Et ça risque de continuer, j'en ai bien peur... " Un peu plus de six mois, songea Maurice... Ainsi donc Michel m'a menti... Mais pourquoi ?..." __ Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? Tout en parlant, Maurice venait de prendre en main une très jolie petite boite en porcelaine qu'il ouvrit machinalement. __ C'est une boîte à poudre des Années Folles, déclara Sonia Peltier avant de continuer : ce qui me faire dire ça, c'est que votre ami a beaucoup changé ses derniers temps. Vous n'avez rien remarqué ? La jeune femme qui s'était rapprochée le regardait avec insistance. Après un petit silence et en reposant l'objet, Maurice finit par admettre :` __ C'est vrai qu'il m' a paru soucieux la dernière fois que je l'ai vu, à cause d'une histoire de tableau... Une grosse somme de perdue d'après ce qu'il m'a laissé entendre. Mais Sonia ne parut pas convaincue de l'argument avancé par le jeune homme. __ Il n'y a pas que ça, souffla-t-elle. __ Quoi d'autre alors ? répliqua Maurice, que la remarque de Sonia avait assombri. __ Eh bien justement, je ne sais pas ! C'est bien ça qui m'ennuie d'ailleurs ! Mais il n'y a pas que ça, j'en suis sûre, s'entêta la secrétaire. Tout ce que dit ce Robby, c'est comme du pain béni ! C'est lui qui décide comment charger les meubles, et c'est Monsieur Dumont qui obéit... ! __ Vous exagérez peut-être un peu, Sonia , non ? La jeune femme leva son visage vers lui avant de le détourner au loin, mais Maurice avait eu le temps d'y déceler une lueur de tristesse. __ Je savais bien que vous ne me croiriez pas, murmura-t-elle sur le ton de quelqu'un qui regrette de s'être laissé aller à des confidences déplacées. Maurice, plus éprouvé par ce qu'il venait d'entendre, qu'il ne voulait bien le laisser paraître, préféra ne pas relever cette dernière constatation. __ Sonia, j'ai besoin de joindre Michel assez rapidement. Est-ce qu'il vous a dit où il se rendait ? __ Oui, évidemment. La secrétaire poussa un petit soupir de dépit en se rendant compte que le jeune homme n'avait pas réagi à ce qu'elle avait dit. Il est parti pour Baltard, et... __ Il y a longtemps ? __ Non, une demi-heure à peine avant votre arrivée, pourquoi ? __Oh, une histoire un peu bête... Je lui ai remis avant-hier soir un vieux tableau qu'on a offert à Alexandra, parce qu'elle voulait s'en défaire et elle a changé d'avis. Il ne vous a rien laissé par hasard ? __Non. Mais à mon avis, c'est cuit pour votre copine ! Maurice remarqua que Sonia prononçait ces paroles avec un plaisir certain. Car Baltard, c'est le rendez-vous des collectionneurs... Et tous ceux qui cherchent une pièce insolite s'y précipitent. __ Hum ! Eh bien dans ce cas, je vais essayer de le joindre par téléphone. Vous devez bien avoir l'adresse ? __ Oui, attendez une seconde, je vais vous la noter. Tandis que Sonia Peltier partait à la recherche de son petit carnet d'adresses, Maurice pensif, ne parvenait pas à trouver une réponse satisfaisante quant au comportement bizarre de son ami. Pourquoi n'avait-il pas laissé la toile au magasin , comme convenu ?... Qu'est-ce que tout cela signifiait ? Quand Sonia revint, Maurice prit le petit papier qu'elle lui tendait et lut : Salon des Antiquaires de Baltard, 12, avenue Victor Hugo 94130 Nogent sur Marne. Tel : 43.94.08.00. Il la remercia et s'apprêtait à quitter le magasin, quand elle le rappela. __ Maurice ... __ Oui ?... Le jeune homme se retourna et marqua un temps d'arrêt. __ Ca m'a fait plaisir de vous voir. __ A moi aussi, Sonia. A moi aussi, répondit-il d'un air songeur tout en s'efforçant de sourire légèrement. En refermant la porte, Maurice glissa le papier dans la poche intérieure de son blouson et en faisant ce mouvement, il sentit une légère fragrance fleurie monter vers ses narines. Il interrompit son geste et instinctivement porta le morceau de papier à ses narines. Son odorat ne l'avait pas trompé et il secoua la tête en souriant légèrement. Sonia avait parfumé le petit morceau de feuille. Pourquoi Alexandra ne lui témoignait-elle pas de telles attentions ?