Gisèle Loth

Auteure et chercheuse à l'Ille (UHA Mulhouse)

Réchésy,
Mon village

Voir les photos


Mes photos

Plus de photos


Je vous conseille

soupir.jpg

La maison des soupirs

de Bernard Fischbach


irwin.jpg

Le jardin d'Epicure

de Irvin Yalom


la_belle_inconnue.jpg

La belle inconnue

de Gabriel Braeuner



 


Ouvrages

L'ambulance de Mittlach

Pierre Bucher (1869-1921) originaire de Guebwiller, fut confronté, dès sa plus tendre enfance, comme tous ceux qui devaient rester en Alsace, aux problèmes qu'avait posé l'annexion de cette région à l'Allemagne, après la défaite française de 1870. Mais il avait en outre été élevé par un père libre penseur, dans un esprit de résistance à l'occupant. Ayant choisi d'étudier la médecine, il était également devenu le neveu par alliance du célèbre Dr Sieffermann, en épousant Amélie Haehl.
Jeune homme, il avait fréquenté le groupe de Saint-Léonard avant de prendre la direction de la Revue alsacienne illustrée, fondée par Charles Spindler. Dosant adroitement les publications de cette revue, car l'allemand devait garder une place suffisante pour ne pas braquer les autorités en place, il s'en était servi pour réveiller néanmoins des sympathies françaises.
Sauvegarder la culture française et la maintenir accessible à un certain nombre de personnes, était devenu au fil du temps son unique but, l'idéal qui l'avait poussé à organiser des conférences françaises, à soutenir des cours populaires français, à créer en collaboration avec les frères Dollinger, le Musée alsacien en plein coeur de Strasbourg, et à soutenir diverses sociétés parmi lesquelles la Société dramatique garde une place de choix. En 1912, enfin, était née sa propre publication les "Cahiers alsaciens", qui remplaçait la chronique de la Revue alsacienne illustrée.
La guerre aurait pu le surprendre à Strasbourg, si prévenu par un agent de la police secrète dont il avait sauvé la fille, il n'avait pu s'échapper d'Alsace par le dernier train en partance pour la Suisse le 30 juillet 1914.
D'abord médecin dans l'armée du général Pau, Bucher avait été, à la dissolution de celle-ci, présenté au Colonel Andlauer, qui commandait à Belfort, le service du renseignement militaire français. Très vite, frappé par l'intelligence et la qualité d'analyse du docteur, Pierre Bucher s'était vu confier un bureau du renseignement qui avait été basé à Réchésy, petit village du territoire de Belfort situé à un kilomètre de la Suisse, et à l'époque, à trois du front.
Ce bureau, sous sa direction et du fait de la qualité des hommes qui le secondaient, devait être dénommé l'Académie de Réchésy. C'est sous ce nom d'ailleurs qu'il est passé dans l'histoire et qu'il vit encore dans la mémoire des Réchésiens.
Le travail de Pierre Bucher et de son équipe consistait à passer au crible la presse allemande, apportée de Suisse, afin d'y déceler les fausses informations et l'état moral de la population.
Mais bien vite, Bucher, dont le nom de guerre était Pierre Berger, s'était vu confier d'autres missions, essentiellement semble-t-il, des missions de liaisons avec l'état major anglais, mais aussi avec certaines unités basées au Vieil-Armand. Ainsi le retrouvons-nous sur ce lieu, au début du mois de juin 1915, en compagnie du colonel Richard. De retour à Réchésy, le docteur avait confié ses impressions à Mme Langweil, l'une de ses amies, antiquaire à Paris :
"Je n'ai pas vu depuis le début de la guerre, de lieu plus tragique que ce sommet de mille mètres que nos soldats ont pris et repris et dont ils ont la sainte garde, lui avait -il écrit. Il est la clé de Thann. C'est une croupe parée autrefois de sapins géants et qui est à tel point labourée par les obus que pas un brin de verdure n'y a résisté. Sur un grand espace, des tronçons déchiquetés, brisés presque à ras du sol, émergent lamentables, et dressent vers le ciel leurs fibres déchirées. Il est impossible d'imaginer un aspect de désolation plus saisissant. Sur ce sommet sans relâche passent les obus ; des balles sifflent, des mines lancées à 15 mètres éclatent : aucun être ne peut révéler sa présence sans être fauché. Toute la vie est souterraine. Des boyaux innombrables, profonds de 3 mètres sillonnent la montagne, coupés par des abris enterrés, où se tiennent les officiers et les soldats en repos. Tout au long du boyau de 2 mètres en 2 mètres, des niches où sont étendus de braves poilus dormant les poings fermés, la tête sur le sac, les genoux remontés. A côté d'eux, dressés sur un ressaut, leurs camarades veillent, la carabine au poing, l' il fixé à une meurtrière minuscule. Le silence règne, l'ennemi est à 8 mètres. Toute imprudence est mortelle.
Un peu plus en arrière, des centaines de travailleurs creusent la terre sans relâche, approfondissent les tranchées, créent des trous qui leur donneront abri, quand la rafale deviendra plus vive. (...) Ici la vie n'a pas de prix et la mort est indifférente. (...) Involontairement on évoque les catacombes où les premiers chrétiens réfugiés ainsi sous terre se {illisible} dans des cryptes assurant par leur martyre le triomphe de leur foi. Tous ceux qui sont là pour garder la terre conquise savent que la balle qui ricoche peut les tuer : le sacrifice est depuis longtemps accepté. (...) S'il était dans le dessein du sort de nous purifier par l'épreuve nous pouvons le dire : la France mérite la victoire. Au bout d'un boyau un poste d'écoute est occupé par notre sentinelle la plus avancée à 6 mètres du poste d'écoute allemand. Un de ces jours un caillou dans un papier vint tomber près de notre sentinelle. Sur ce papier ces mots : "attention, ce soir à 5 heures, bombardement... un Alsacien."
En effet, à l'heure dite, une violente canonnade vint inonder de projectiles la position française, mais comme nos soldats s'étaient garés, il y eut peu de blessés. Le lendemain encore, un avertissement semblable qui épargne la vie à de nombreux Français. N'est-ce pas admirable ? Cet Alsacien anonyme que le hasard met de garde en face de nos soldats, qui ne peut déserter parce qu'il expose les siens au village, aux dures représailles de l'ennemi, mais qui affronte, fait tout ce qui est dans ses moyens pour sauver quelques vies françaises.
Un jour nous aurons l'occasion de dire tout ce que les Alsaciens et les Alsaciennes auront fait pour la France, et je défie que l'on trouve un petit peuple écrasé comme le nôtre qui ait offert un tel exemple de fidélité." (1)
Mais ce n'est que deux ans plus tard, en août 1917, que nous trouvons la trace du docteur Bucher au sein de l'ambulance de Mittlach. Sa présence est confirmée par deux source indépendantes. La première provient des archives de la famille de Pierre Bucher. Il s'agit d'une lettre émanant d'un certain Dr Le Sourd (2), accompagnée d'une photographie. Ces documents nous apprennnent que le dimanche 17 juillet 1917, Pierre Bucher s'était rendu à Mittlach, aux côtés du docteur Le Sourd , lequel avait pris une photographie du "groupe de Mittlach". Il l'envoya à Pierre Bucher, accompagnée d'une lettre mentionnant le nom des personnes présentes. Outre le docteur Bucher, le Dr Le Sourd se trouvaient réunis : le Dr Roudouly, le Dr de Lignerolle, Marousseau (ou Maroussem), Maillard {qui appartenait au bureau de Réchésy} et d'autres militaires dont nous ignorons les noms.
Grâce à M. Jean-Claude Fombaron (3), de Saint-Dié, nous avons pu savoir que l'ambulance de Mittlach, était une ambulance alpine affectée au Détachement des Vosges du Service Américain de Campagne (4), formé en décembre 1916, sous les ordres de la 52e D.I. française et ce, jusqu'en août 1917. M. Fombaron précisait en outre que jusqu'au début du mois d'avril, l'ambulance de Mittlach avait été inaccessible aux ambulances automobiles Ford américaines, puis, à la mi-juin, une nouvelle équipe était arrivée, qui avait été mise sous la responsabilité du lieutenant Joseph R. Greenwood (5), originaire de New-York.

La seconde source est conservée dans les mémoires du cardinal Baudrillard qui visitera cette ambulance au mois ce septembre. Dans ses carnets (6), à la date du 4 septembre, il nota en effet : Saint-Amarin, Mittlach, Col de Herrenberg, Krüth, col de Bramont. Le cardinal Baudrillard quitta Saint -Amarin à 9h et demie du matin. "Nous gagnons la crête des Vosges vers l'ambulance américaine et plusieurs campements, ravitaillés par des câbles arériens.Plusieurs routes militaires ont été faites. Nous descendons sur Mittlach, près du front de Metzeral, des sommets du Linge, du Rainhkopf, de la cote 925, dont les sommets sont dévastés, les arbres ébranchés. Là, se trouve l'ambulance alpine 301, dirigé par un médecin de l'Hérault, le docteur Faussié, type de Méridional, d'un entrain endiablé, qui entraîne ou soutient tout le monde dans ce poste isolé, séparé de tout, souvent dans le brouillard, et plusieurs mois sous la neige.Alors on ne peut évacuer les blessés que par les traîneaux ; un mécanisme ingénieux permet de se servir de roues, lorsque la neige manque. Avec lui, le curé de Mittlach (...) français fanatique, qui accuse ses paroissiens de bochisme et les invective du haut de la chaire. (...) Il s'appelle Florance et son père vit à Gérardmer. Puis, l'abbé Gasque, de l'école Bossuet, qui est en permission, mais dont on peut deviner l'aller et le bon esprit par la bibliothèque (livres français, allemands, anglais, livres d'études, livres de piété) qu'il a installée dans son abri à 4 mètres sous terre, par des inscriptions latines, italiennes, etc..., de beau style, dont il a orné les murs, sans compter les images...
L'ambulance, poursuit-il, est à quatre mètres sous terre, avec une masse de rondins, de pierres et de terre par dessus ; des planches soutiennent la terre ; la lumière électrique est la seul , pas le moindre jour, quelle tristesse ! Il y a là un grand blessé, encore intransportable, jeune homme de la Haute-Vienne, âgé de vingt ans. Tout près, le cimetière des soldats, bien tenu.
Nous déjeunons dans une salle étroite, elle aussi a la même profondeur et protégée de même ; une petite ouverture comme une fenêtre de prison ; au-dessous, on a collé spirituellement une plaque arrachée à un wagon : "Il est dangereux de se pencher dehors". De fait, à défaut de bombardements, on signale plusieurs fois des avions allemands sur lesquels nos canons tirent, avec une répercussion formidable d'échos dans toute les vallées? Le repas est abondant et succulent ; compotes de mûres, framboises et fraises des bois, noyées dans le champagne, champignons exquis.(...) La conversation est des plus gaies et tout le monde s'en mêle. Le cuisinier est de premier ordre. Après le déjeuner, je visite l'école, garçons et filles. L'instituteur est un professeur du collège de châtellerault et la maîtressse des filles une soeur de Ribeauvillé. (....) Nous visitons ensuite le cantonnement, écuries, scellerie, etc, etc., jardin, potager ;je cause avec beaucoup d'hommes qui répondent tous avec bonne grâce et dignité. Quel braves gens ! Je quitte à regrets, vers 3 heures ce centre hospitalier et curieux." (7)

C'est donc cette ambulance à laquelle le docteur Bucher avait rendu visite un mois et demi auparavant, et si sa présence, en tant que médecin n'est pas surprenante, - il y avait sans doute des médecins spécialisés en chirurgie sur ce lieu, avec lesquels Pierre Bucher pouvait échanger des informations médicales - elle est certainement liée à un autre motif. Un courrier du général Jean-Pierre Faure (8), spécialiste du renseignement militaire, nous précisait en effet en date du à propos de Mittlach, que "tout suggère que cette localité, en haute Fecht, était, à 4 kms en retrait du front, un P.C. avancé avec une antenne du 2e bureau chargée d'interroger les prisonniers et d'évaluer les documents capturés, entre autres".
Or quel homme, mieux que Pierre Bucher, pouvait exploiter les informations recueillies à cet endroit ? Il avait l'habitude d'interroger les prisonniers, d'avaluer les témoignages,d'analyser les situations. Il accompagnait toujours le colonel Andlauer, son chef, en mission lorsque ce dernier ce rendait auprès de l'état-major anglais (9). Il était au courant d'un nombre importants d'informations. Or dans "le groupe de Mittlach" pris en photographie par le docteur le Sourd, se trouve un Américain, le leiutenant Greenwood; L'hypothèse, que cette ambulance ait été, en plus de son rôle réel de services de soins, une couverture pour un P.C avancé, comme le suggère le général Faure, devient évidente à l'analyse.

Peut-être que de nouveaux documents viendront un jour, confirmer ou non cette thèse.

Notes :

(1) Lettre de Pierre Bucher à Mme Langweil, Réchésy, 3 juin 1915. Archives Geneviève Lehn.

(2) François Le Sourd, né à Vals-les-Bains le 20 avril 1871, était le fils d'ernest Le sourd, chirrurgien de la Marine et propriétaire de la Gazette de Hôpitaux. A la mort de son père en 18 99, il prit la tête de cette revue. Il avait un frère Louis, qui fut aussi médecin et éminent spécialiste du sang.

(3) C'est Gérard Leser qui nous a mis en relation avec M. Fombaron. Qu'il en soit remercié
(4) Bien que l'Amérique ne soit pas encore entrée en guerre à la date citée, certains Américains s'étaient portés volontaires pour combattre sur le sol français en 1916, d'où leur présence. Les ambulances automobiles de Mittlach étaient à l'époque, exclusivement américaines (matériel comme personnel). Les Français ne disposaient dans ce secteur - au mieux -, que d'ambulances hippomobiles.
(5) Nous avons trouvé, dans une lettre du Dr Le Sourd au Dr Bucher, ce nom orthographié différemment : Grimwood ou Grinwood.
Précurseur avant l'heure, Pierre Bucher souhaitait soulever des débats d'idées, et participer activement à la formation de l'Europe. Il restait cependant prudent : "Et il n'est pas du tout certain que les fameux Etats-Unis d'Europe ne se résument finalement à une exaltation d'autant plus puissante de l'esprit régional 3", avait-il écrit à Maurice Barrès, dès le 1er Janvier 1901...

(6) Braudrillart (Cardinal Alfred), Les Carnets (1er août 1914 - 31 décembre 1918), Cerf, 1994.

(7) Baudrillart, op.cit., pp. 629 à 631.

(8) Lettre du général Faure à l'auteur, 14 juin 1999. le général Faure est l'auteur avec Geoffroy d'Aumale du Guide de l'espionnage et du contre-espionnage, Le Cherche-Midi éditeur, 1999.

(9) D'après un rapport du colonel Andlauer, fait à Saint-Dié, le 28 mars 1922. Archives Geneviève Lehn.

L'ambulance de Mittlach

Retour